[Lettres de Sang 5] Qu'il en soit ainsi.

Elle releva la tête, jetant un regard à droite, puis à gauche, cherchant un indice qui infirmerait ce qu'elle pensait. Ces mots. Les mots qu'elle avait entendus. Elle espérait qu'ils étaient le fait de l'un de ses camarades qui se tenait à ses côtés. Mais il n'en était rien. Tous étaient silencieux, et tous avaient entendu la même chose qu'elle. Ces mots étaient portés par le vent, faible et glacial, le dernier souffle d'un monde à l'agonie...

Talia, l'un des mondes de Lileath, perdue dans les ténèbres comme une bougie dans l'obscurité. Un monde vierge préservé de l'ire destructrice des mon-keighs. Une étincelle d'espoir pour une civilisation à son crépuscule...

Mais Talia allait mourir.

L'Exarque Iolé se releva, et scruta la forêt tropicale en contrebas. Elle semblait étrangement calme, trop pour que cela soit naturel. L'Eldar sentait que quelque chose n'allait pas, mais ne s'attarda pas sur cette pensée. Une pluie battante et glacée s'abattait sur le promontoire rocheux d'où Iolé et ses Araignées Spectrales observaient l'immense bois qui s'étendait sous leurs yeux, aussi lointain que l'horizon. Seul le sommet en arc de cercle d'une construction antique et blanche comme l'écume des nuages dépassait les cimes des arbres les plus anciens. Et là était leur objectif. Ils n'attendaient plus qu'une chose.

Les minutes passaient. Les huit guerriers restaient dans le silence le plus complet, n'osant, ou ne voulant prononcer le moindre mot. Sauf un.

  -Haaa...Pourquoi pleut-il toujours dans des moments pareils ?

Sar se tenait accroupie, ses yeux marrons perdus dans les abîmes d'un ciel gris. L'eau ruisselait sur sa tête nue, comme sur celle de ses semblables. Dis'h ne prit pas la peine de se tourner vers lui pour lui répondre.

  -De quoi te plains-tu ? Apprécie le caractère dramatique que cela donne à ce qui nous attend.

Sar et Dis'h étaient comme deux frères, unis et rivaux à la fois.

  -Je te laisserai le soin de conter nos exploits, monsieur le poète.

  -Tu devrais en lire plus souvent, de la poésie. Cela ne te ferait pas de mal.

  -Il suffit tous les deux ! Tss...Pire que des gamins...

Pséma, comme à son habitude, se tenait légèrement à l'écart, et sa voix ne laissait transparaître aucun autre sentiment qu'un profond agacement. Et un léger mépris.

  -Laisse-les, Pséma. Ils sont irrécupérables de toute façon.

Une Eldar aux longs cheveux noirs regardait Sar et Dis'h avec un sourire quelque peu moqueur.

  -Merci du compliment, Ame. Toujours un plaisir de discuter avec toi, lui répondit Sar.

Semblant ignorer la parodie de dispute qui se déroulait derrière elle, Iolé se tourna vers Hikasa, assise à ses pieds, les jambes de la jeune Eldar se balançant dans le vide. La petite blonde était occupée à nettoyer ses lames de la boue qui les recouvraient. Doté d'une caractéristique rare chez les Eldars, Hikasa était sûrement la personne la plus maladroite que Iolé avait eu la chance de rencontrer. L'Exarque n'osa pas la déranger, tant la jeune fille semblait s’appliquer avec la plus grande des attentions à la tâche qu'elle s'était imposée.

Iolé jeta alors un regard en direction des deux derniers membres de son unité, un homme et une femme. Les deux guerriers étaient plongés dans le mutisme le plus complet, gardant leurs regards fixés sur la structure qui dominait la forêt. Ils étaient les plus doués des araignées qu'elle avait eu l'honneur de commander, leur synergie au combat étant proche de la perfection. Car Celo et Lutess ne combattaient jamais l'un sans l'autre, ils étaient la somme d'un tout, et leurs mouvements trahissaient la plus profonde confiance que l'un avait dans l'autre.

Laissant les deux Eldars à leurs pensées, Iolé portât elle aussi son regard en direction de leur objectif. Il s'agissait d'un portail datant d'avant la Chute, et que son vaisseau-monde avait condammé depuis plusieurs siècles. Mais une ombre et une pensée avait agité le Conseil des Prescients il y a cela plusieurs lunes, une vision d'un monde vierge brûlant dans les flammes d'un enfer à nul autre pareil.  En campagne contre l'empire décadent d'un Imperium vacillant, les Eldars avaient dû cesser leurs opérations et se diriger avec la plus grande hâte vers le système Talia.

Leur destin allait se jouer ici. Celo fut le premier à rompre son silence.

  -Iolé...

L'Exarque gardait ses yeux fixés sur le portail.

  -J'entends.

D'un signe de la tête, Lutess montra qu'elle aussi avait entendu. Même Hikasa s'arrêta de nettoyer ses lames. Derrière eux, les quatre araignées continuaient toujours leur discussion.

  -Ame ! Tu ne vas pas me dire que tu es de son côté !

Ame l'ignora et porta son regard vers la structure blanche.

  -Ferme-la, Sar, lui répondit Pséma.

  -Toi la, tu...

  -Il a raison. Ferme-la.

Dis'h se rapprocha du bord du promontoire.

  -Qu'est-ce que...

Sar s'interrompit. Il se leva, et rejoignit ses camarades. Un bourdonnement sourd se faisait entendre de plus en plus distinctement, semblable au bruit de pas d'une armée en marche.

Iolé se saisit de son casque.

  -Préparez-vous.

Les huit Eldars, sous une pluie de plus en plus intense, se mirent côte à côte et enfilèrent leurs casques. Le bruit caractéristique de générateurs de sauts Warp en charge se fit bientôt entendre, alors qu'Hikasa fixait avec la plus grande précision ses lames à ses poignets. Iolé regarda son brassard, et vit une série de runes passer au bleu, lui signifiant que les autres unités Eldars étaient prêtes. Deux cent Araignées Spectrales, l'intégralité du Temple du vaisseau-monde, étaient engagées. Si les Eldars devaient connaître la défaite aujourd'hui, ils ne s'en relèveraient pas. De cela, Iolé et ses guerriers en étaient pleinement conscients. La campagne contre l'Imperium avait été longue et sanglante. Aujourd'hui, ils jetaient presque toutes leurs forces dans cette bataille.

Iolé enclencha la rune de son unité sur son brassard, signifiant aux autres qu'ils étaient prêts. Les huit guerriers attendaient. Le bourdonnement semblait s'éloigner, puis finit par disparaître. La pluie cessa de tomber aussi brusquement qu'elle avait commencé. L'Exarque jeta un bref regard en direction de ses compagnons. Elle espérait secrètement que chacun d'entres survivent à ce jour, bien qu'elle savait pertinemment qu'il n'en serait rien.

  -Je n'ai qu'un seul ordre à vous donner.

Elle prit une légère inspiration.

  -Tuez les tous. Jusqu'au dernier.

Les Eldars répondirent par une approbation silencieuse. Puis le temps sembla s'arrêter. Le vent s'était tut, et un silence surnaturel s'abattit sur eux. Le portail sembla s'illuminer, l'espace d'un battement de cœur, avant que ne retentisse un cri déchirant dans l'obscurité naissante. Il ne dura que quelques secondes mais suffit à leur glacer le cœur à tous. Elle arrivait. Iolé ne prononça qu'un seul mot :

  -En avant.

Avec une légère impulsion, les huit guerriers se jetèrent dans le vide, filant vers la cime des arbres. Ils enclenchèrent leurs générateurs quelques secondes avant d'entrer en contact avec la forêt tropicale, et disparurent de la réalité. Ils traversèrent les remous du Warp avant de réapparaître quelques centaines de mètres plus loin, réparti sur les branches d'arbres séculaires. Ils bondirent sur les suivantes avant de se téléporter à  nouveau. Ils répétèrent ainsi la même action durant de longues minutes, parcourant les sombres frondaisons de la forêt sans prononcer un seul mot. Puis...

Un nouveau cri. Semblable au précédent, il résonna entre les arbres. Mais cette fois, il était infiniment plus puissant et plus aigu. Les Eldars effectuèrent une sortie d'urgence du Warp, avant de revenir brutalement à la réalité. Sar et Dis'h se rattrapèrent de justesse à une branche, alors qu'Hikasa ne dut sa survie qu'à la main tendue d'Ame. Iolé, Celo et Lutess parvinrent à s'accrocher à un tronc en se servant de leurs lames. Sar fut le premier à mettre des mots sur l’incompréhension totale qui s'était emparée des Araignées.

  -Bordel ! Qu'est-ce qui s'est passé ?

  -C'est à cause de ce cri ! Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais c'est à cause de ça ! Lui répondit Ame, le souffle haletant, alors qu'elle se relevait. Hikasa, encore légèrement tremblante, s'assit à côté d'elle.

Lutess se tourna vers Celo.

  -Ils nous ont repéré.

Celo ne répondit pas, pas plus que les autres. Chacun savait ce que cette phrase signifiait, et tous les avaient vu pendant un bref instant. Des milliers d'yeux, avides et gourmands. Ils s'étaient retrouvés éclairés, tels de petits soleils attirant à eux des nuages d'insectes. Iolé frappa de son poing fermé le tronc de l'arbre sur lequel elle se tenait.

  -Merde ! Il faut se dépêcher d'atteindre le portail avant qu'il ne soit trop tard ! En av...

  -Attends Iolé ! L'interrompit Dis'h. Où est Pséma ?  

Un éclair. Le corps de Pséma se matérialisa dans le vide. Du sang s'échappait en abondance de son bras arraché.

  -Pséma ! Hurlèrent Sar et Celo à l'unisson.

Iolé se jeta dans le vide mais fut devancé par Hikasa qui la dépassa et entoura Pséma de ses bras avant de disparaître. A son tour, l'Exarque se téléporta et revint au niveau de ses guerriers. Hikasa tenait toujours l'Eldar blessé dans ses bras. Lutess était déjà en train d'injecter une série de stimulants directement au niveau du moignon du membre de Pséma, et parvint, au bout de quelques secondes, à stopper l’hémorragie.

  -Putain...Lâche-moi, Hikasa.

Sans un mot, la jeune guerrière libéra l'Eldar de son étreinte et se recula de quelques pas.

  -Pséma...

  -Ça va Iolé. Je peux continuer.

A peine fit-il mine de se relever, que son sang se remit à couler. Il tomba à genoux et arracha son casque. Un rictus de douleur lui déformait le visage.

  -Joue pas au con, Pséma, retourne en arrière.

  -Ferme-la, Sar !

Celo se tourna vers Iolé. Cette dernière était dans un état de trouble avancé. Cette opération était en train de virer au cauchemar. Sur son brassard, une dizaine de runes étaient passées au rouge, signifiant la destruction pure et simple des escouades concernées. D'autres affichaient une couleur orangée, preuve qu'elles avaient subi des pertes. Car elle les avait vues. Lorsque le cri avait retentit dans le Warp, pas seulement son unité, mais toutes les Araignées s'étaient retrouvées sous le même soleil démoniaque. Elle avait aperçu des vagues de haine et de carnage s’abattre sur ses frères d'armes et les engloutirent dans la nuit la plus noire. Mais elle n'avait pas le choix.

  -Il faut continuer.

Celo acquiesça de la tête. Les autres ne répondirent pas. Pséma finit par se relever et s'appuya contre le tronc de l'arbre. Il fixait l'Exarque de ses yeux noirs.

  -Vous n'aurez qu'un battement de cœur pour vous éloigner. Et mettre un maximum de distance entre vous et ces enfoirés.

Iolé n'eut pas besoin de répondre pour comprendre ce que les paroles de Pséma signifiait. Et tous connaissaient les enjeux. Aussi, personne n'essaya de le faire changer d'avis. Ils réactivèrent leurs générateurs Warp, et avec un dernier regard pour celui qui allait donner sa vie pour eux, ils changèrent de réalité.

Ils étaient là. Ils les attendaient. Des centaines de rires résonnaient à l'intérieur de leurs casques, alors qu'Ils les encerclaient. Les secondes passèrent et devinrent des minutes. Il fallait qu'ils sortent. Pséma se détacha du groupe et révéla sa pierre-esprit. Comme une lumière attirerait des papillons, Ils se jetèrent sur lui, oubliant les autres, savourant le festin à venir. Le sacrifice ultime.

Mais ils ne virent pas qu'Un les avaient suivis.

Les Araignées Spectrales réapparurent sur les branches d'un arbre, au bord d'une immense clairière, vierge de toute trace de vie. Seul se dressait le portail, solitaire et silencieux. Iolé se força d'oublier ce à quoi elle venait d'assister. Elle retira son casque, imitée par ses compagnons, et vit du coin de l'oeil que d'autres unités arrivaient à leur tour. A peine une centaine d'Eldars avaient survécu.

  -Ils vont payer pour toutes les vies qu'ils ont prises.

Sar bouillonnait de rage, alors que Dis'h gardait le silence. Hikasa fixait intensément le portail, comme si rien d'autre ne comptait désormais. Celo se tourna vers Lutess.

  -Je t'...

Il ne put finir sa phrase. Le temps est une chose étrange, incompréhensible, imprévisible, insaisissable. Une main griffue surgissant du vide transperça l'Eldar en plein cœur, avant de disparaître dans un rire, le tuant net. Aucun d'entre eux ne réagit, tant la scène paraissait irréaliste. Le corps sans vie de Celo tomba dans le vide, Lutess fut rattrapée par Iolé et Ame alors qu'elle allait  sauter à son tour. Seule un murmure sortit de sa bouche.

  -Ce... Celo...

Impuissants, ils virent l'Eldar s'écraser sur le sol boueux, son sang abreuvant le monde qu'ils avaient juré de défendre. Puis un son aigu se fit entendre, venant du portail. Une tâche noire et immense se forma en son centre, alors qu'une main aux ongles fins et taillés en agrippait l'un des côtés. Un sourire se dessina dans le vide de l'Immaterium, moqueur et carnassier.

Elle était là.

Iolé parvint à relever Lutess que la colère menaçait de submerger.  L'Exarque jeta un coup d’œil aux autres unités. Tous étaient prêts.

Tous. Jusqu'au dernier.

  -Qu'il en soit ainsi...

Les Eldars se jetèrent dans le vide.

Et un nouveau cri retentit...